“Le roi du pétrole sent le soufre”

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Marc Rich a longtemps régné sur le négoce des matières premières, entre intrigues et géopolitique. Son livre de confidences ressemble à un thriller. The King of Oil

Marc Roche, Le Monde (October 29, 2009)

Mille légendes ont couru sur Marc Rich, le plus grand trader en pétrole de l’histoire. En effet, nul n’a été plus secret que le fondateur du marché libre de l’or noir. Toute sa vie, ses moindres faits et gestes ont été occultés par la nature de son activité et par sa discrétion. Or, pour la première fois, ce personnage mythique, âgé de 74 ans, a accepté de se raconter au journaliste suisse Daniel Ammann, auteur d’une biographie, The King of Oil. The Secret Lives of Marc Rich : (St Martin’s Press), qui vient de sortir aux Etats-Unis.

Marc Rich est né en 1934 à Anvers, dans une famille orthodoxe juive originaire de Pologne. Son père, grossiste en chaussures, a décidé de fuir Francfort après l’avènement d’Hitler. Le 8 mai 1940, alors que la Belgique est envahie par l’Allemagne nazie, le couple et leur fils unique gagnent Marseille pour s’embarquer à destination de l’Australie. Le bateau est intercepté au large du Maroc. Grâce à l’entregent du père polyglotte, la famille obtient un laissez-passer pour les Etats-Unis où elle s’installe au printemps 1941. “Nous avions tout perdu, mais au moins nous étions en vie.” Le nom d’origine Reich est américanisé en Rich. Le père crée une société d’import-export de jute indien, vite prospère.

Interrompant ses études à la New York University, Marc Rich entre à 20 ans comme stagiaire chez le négociant en matières premières Philipp Brothers. Doté d’un incroyable flair, le jeune trader crée de toutes pièces le marché du mercure. En 1964, il devient directeur de la filiale espagnole de Philipp Bros chargé des marchés émergents d’Afrique et d’Amérique du Sud. Le fait de vivre dans l’Espagne franquiste, ex-alliée du Führer, ne donne pas d’états d’âme à celui qui a échappé d’un rien aux nazis. “Les affaires sont un terrain neutre. Il est impossible de gérer une compagnie de négoce en vertu de sympathies pour un camp ou un autre.” Cette philosophie le guidera tout au long de sa carrière.

Marc Rich a des fourmis dans les jambes. Prenant prétexte d’un bonus insuffisant, il claque la porte de Philipp Bros en 1974, avec trois collègues, pour créer l’enseigne Marc Rich + Co, installée à Zoug, paradis fiscal suisse. Il consacre la totalité de ses forces et de son imagination à la règle numéro un du métier : “Acheter au plus bas et vendre au plus haut.” Grâce, notamment, au soutien de Paribas, il rivalise avec les majors et devient le premier opérateur indépendant contrôlant une production supérieure à celle du Koweït.

La compétence et la qualité des équipes, les rémunérations colossales, l’esprit maison, la loyauté envers son personnel et ses clients… Sont-ce là les seules raisons de son succès ? Le livre de Daniel Ammann révèle les cheminements souterrains, les accointances douteuses, la politique, le trafic d’influences. Marc Rich viole les sanctions internationales : il achète du pétrole à l’Iran des ayatollahs alors que le pays est frappé d’embargo et sans se soucier des otages américains. La cargaison achetée au rabais est aussitôt revendue aux prix du marché à l’Afrique du Sud de l’apartheid et à Israël, deux pays boycottés par Téhéran. Ses liaisons dangereuses passent également par l’URSS. Ses collaborateurs négocient le sucre cubain, les métaux congolais, le pétrole angolais…

A New York, un jeune procureur, Rudolf Giuliani, se fait les dents sur les escrocs en col blanc. Le futur maire de New York lance un mandat d’arrêt contre Marc Rich pour fraude fiscale, en 1983. Evitant de justesse la police, celui-ci s’enfuit en Suisse. Sa tête est mise à prix par le FBI.

A la fin des années 1980, les nuages s’amoncellent au-dessus de la “villa rose”, son domaine au bord du lac de Lucerne. Le fugitif sous-estime l’effet de la retraite des autres associés fondateurs. La chute du régime sud-africain, la fin de l’URSS, l’émergence d’un nationalisme minier en Afrique sapent les revenus des intermédiaires. Les oligarques russes, les négociants chinois de l’or, les industriels indiens du diamant concurrencent les grands groupes de négoce. De surcroît, les banques regimbent à financer un hors-la-loi aux Etats-Unis. Un trader fou de l’entreprise perd 172 millions de dollars en tentant d’étrangler le marché du zinc. La société laisse des plumes dans l’achat et la vente d’aluminium en Russie. Sa femme Denise le quitte en exigeant une énorme pension alimentaire. Dépité, Rich abuse du whisky. Face à la rébellion de son état-major, le 7 novembre 1994, il vend sa participation pour 600 millions de dollars à un groupe de barons qui forment Glencore.

Marc Rich a assuré entre 60 % et 80 % des besoins en pétrole d’Israël entre 1973 et 1993. Il reconnaît avoir fourni au Mossad, les services secrets israéliens, des informations collectées par ses émissaires en Syrie, en URSS et en Iran. Il a financé en partie l’évacuation des juifs du Soudan, d’Erythrée et du Yémen. Il s’est aussi lié d’amitié avec Ehoud Barak, ex-chef du renseignement militaire. A l’écouter, le premier ministre de l’Etat hébreu a joué un rôle dans la décision très controversée de Bill Clinton de l’amnistier, le 20 janvier 2001, le dernier jour de sa présidence. L’aide apportée par le négociant à la diplomatie américaine, sur laquelle il ne fournit aucun détail, a également compté.

L’ancien roi du pétrole possède aujourd’hui une petite société d’investissements immobiliers. Le gavroche anversois parie également sur les produits dérivés de matières premières. Il affirme ne s’être jamais autant amusé.

(suite: Un homme simple… avec deux gardes du corps)

http://www.lemonde.fr/economie/article/2009/10/28/le-roi-du-petrole-sent-le-soufre_1259698_3234.html

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